Jean Echenoz
Nous trois
2010
Collection “ double ”, n° 66
192 p.
ISBN : 9782707321299
6.90 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 1992.
Nous sommes, Meyer et moi, des agents de l'astronautique. Hélicoptères, avions, fusées, tout est bon pour nous élever l'esprit. Même les ascenseurs et les grues. Nous aimons tout ce qui est vertical. Nous sommes aussi des hommes à femmes. Nous connaissons par coeur leurs numéros de téléphone et leurs parfums, nous gardons leurs photos, leurs affaires oubliées chez nous. Nous ne les séduisons pas toujours avec le même bonheur.
Elle est sans doute une femme inaccessible mais nous la voulons, nous l'aurons. Nous la suivrons partout. Nous trois parcourrons des millions de kilomètres pour découvrir que, si l'espace n'est que routine, la Terre ne manque pas d'affreux imprévus.
ISBN
PDF : 9782707324894
ePub : 9782707324887
Prix : 6.49 €
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Pierre Lepape (Le Monde, 28 août 1992)
Une esthétique du malaise
Pour dire un monde qui vacille sur ses bases, Jean Echenoz soumet la littérature à un séisme. Avec une infinie légèreté.
« Nous ne savons plus rien. Les dieux sont tombés sur la tête, les vieilles certitudes se sont effondrées avec fracas et celles qu'on voudrait nous présenter comme nouvelles ne sont que d'anciens cadavres maquillés. Voilà notre époque incertaine même de son incertitude. Les écrivains disent depuis longtemps cela, dans l'étonnement, dans la fureur, dans la dénonciation ou dans le désespoir. Mais, le disant, ils se raccrochent encore à une certitude, celle d'une écriture encore assez sûre d'elle-même et de ses pouvoirs pour dominer l'océan du doute, mettre de l'ordre dans le chaos général et donner un sens, fût-il ambigu, au désordre des idées et des histoires.
Jean Echenoz s'attaque à cette dernière poche de résistance, à ce dernier noyau d'illusion, à ce dernier pieux mensonge. Avec lui, L'écriture perd ses facultés de dramatiser, d'émouvoir, de convaincre, d'influencer même de manière souterraine et retorse. D'où le sentiment qu'a le lecteur de Nous trois de flotter à la surface du livre, dans un état à la fois délicieux et nauséeux d'apesanteur. Rien ne pèse en effet ici, rien n'est grave, au double sens, moral et physique du terme. Le travail de l'écriture, chez Echenoz, ne consiste pas à doubler la réalité par les mots ou au contraire à la nier - opposition classique autour de laquelle s'organise grosso modo le roman depuis Flaubert, – mais à établir entre la réalité et le livre une distance que l'écrivain s'ingénie à faire varier, selon des rythmes imprévisibles et aléatoires. Un roulis et un tangage qui donneront le mal de mer aux lecteurs les mieux aguerris et les plus intrépides.
Cette esthétique du trouble, du malaise, du déréglement systématique de toutes les bases, Echenoz l'avait mise en œuvre dès son premier roman, Le Méridien de Greenwich (1979), et développée ensuite, avec une obstination discrète et souriante, dans ces variations sur des thèmes romanesques que furent Cherokee (1983), L'Équipée malaise (1986), et Lac (1989). Avec Nous trois, sous des dehors de nonchalance et de désinvolture, elle prend des allures plus manifestes, plus affirmées – ce qui n'est pas sans paradoxe pour une littérature qui se méfie de l'affirmation, comme de la négation.
Affirmation d'abord des capacités de l'écriture à tout exprimer : L'écrivain à qui l'on aurait pu reprocher de prendre par facilité des sujets étroits ou pittoresques – une aventure policière, un thème d'espionnage, un scénario exotique – a choisi ici, non sans malignité, de jouer sur toute la gamme des espaces. Cela va du sable qu'une bourrasque soulève au sud du Maroc saharien et qui, " faisant frémir au passage le titane des Bœing ”, va poudrer Paris et, notamment, L'impasse du Maroc où réside le héros de l'histoire, jusqu'au voyage dans l'espace qu'accomplit ledit héros, en compagnie d'un des narrateurs. Entre-temps, dans ce monde qui vacille sur ses bases, nous aurons assisté à un tremblement de terre qui dévaste Marseille.
De Lac à Nous trois, nous sommes donc passés du microscopique au macrocosmique. Sans trouver davantage de stabilité et de certitude dans un infini que dans l'autre ; partout le vertige. Mais si l'écriture possède effectivement des pouvoirs descriptifs illimités, si les écrivains les mieux doués peuvent réussir ce qu'on nommera des “ morceaux de bravoure ” – la scène de l'incendie d'une Mercedes sur l'autoroute du soleil en est un, tout à la fois impressionnant et irrésistiblement drôle, – tout cela est sans pouvoir efficace sur les esprits de notre temps. Ce ne sont que des images ajoutées à d'autres images, des spectacles ajoutés à d'autres spectacles : une manière de plus de s'éloigner du monde et de la réalité.
Il y a dans Nous trois une mise en évidence, tranquille, souriante, mais d'autant plus précise, de ce qu'on a nommé “ la société du spectacle ”. Les personnages du roman – le héros, la femme et l'autre – vivent des aventures extraordinaires. Ils sont pris dans le tremblement de terre et dans le raz-de-marée qui détruit Marseille, ils participent à un voyage spatial, mais tout se passe comme si cela arrivait à d'autres, comme s'ils étaient les spectateurs de leur propre histoire, comme si, dans un monde tellement regardé qu'il n'est plus fait que d'images, tout, y compris sa propre vie, y compris ce qui reste d'émotion, de sentiments, de désirs, de pensée, n'était plus que représentations, mollement rythmées par les pulsions de l'instant, sans mémoire et sans projet.
Chez Echenoz, on ne cherche pas à donner un sens à quelque chose, mais à trouver l'angle de vue, la focalisation adéquate qui permettront à cette chose d'être, un instant, spectaculaire, d'occuper le devant de la scène, le bruissement des conversations, quelques minutes de journal télévisé, avant de sombrer définitivement dans l'indifférence et dans l'oubli. Sentons-nous encore ? Pensons-nous encore ? Peut-être, mais plus beaucoup : “ Les gens sur le trottoir d'en face allaient et venaient avec leurs idées, leur petit sac gélatineux de pensées frémissant comme une fleur translucide au-dessus de leur tête, ballottant au rythme de leurs pas. ”
Pour dire ce monde sans mémoire et sans conviction avec quelque chance de dire juste, il ne sert à rien d'employer de grandes phrases définitives. Il faut savoir mettre en scène l'écriture, varier à l'infini les éclairages et les couleurs, surprendre et dérouter par des angles imprévus et, surtout ? demeurer léger, léger... Echenoz confirme ici ses dons de virtuose de la langue, de slalomeur surdoué de la conjugaison, de jongleur un peu pitre de la grammaire. Il fait tant et si bien dans le jeu stylistique, dans la farce rhétorique pince-sans-rire, dans le scenic railway narratif qu'on pourra prendre Nous trois pour ce qu'il n'est pas : un superbe divertissement. Mais Echenoz, malin comme il est, a sans doute inscrit l'éventualité de ce contresens dans la trame déroutante, déstabilisante de Nous trois dont le titre peut aussi se lire : L'auteur, le livre et le lecteur. »
Du même auteur
- Le Méridien de Greenwich, 1979
- Cherokee, 1983
- L’Équipée malaise, 1987
- L’Occupation des sols, 1988
- Lac, 1989
- Nous trois, 1992
- Les Grandes blondes, 1995
- Un an, 1997
- Je m'en vais, 1999
- Jérôme Lindon, 2001
- Au piano, 2003
- Ravel, 2006
- Courir, 2008
- Des éclairs, 2010
- 14, 2012
- Caprice de la reine, 2014
- Envoyée spéciale, 2016
- Vie de Gérard Fulmard, 2020
- Les éclairs, Opéra, 2021
Poche « Double »
- L’Équipée malaise , 1999
- Je m'en vais , 2001
- Cherokee , 2003
- Les Grandes blondes , 2006
- Lac, 2008
- Nous trois , 2010
- Un an, 2014
- Au piano, 2018
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- Vie de Gérard Fulmard, 2022
- 14, 2024
Livres numériques
- Cherokee
- Courir
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- L’Équipée malaise
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